A Coutras, un village de marques contre les centres-villes

A Coutras, petite commune de la Gironde, le maire se bat pour l’implantation d’un village de marques. Et peu importe si les communes aux alentours se vident de leurs commerces.

Un investissement aux alentours de 80 millions d’euros, 21 400 m² de surfaces commerciales, 1800 places de parkings, 950 emplois directs et indirects pour la région. Sur le papier, le projet de village de marques de Coutras, qui entrerait directement dans le top 5 des plus grands centres de marques français, peut séduire. Et pourtant, à l’heure où les discours d’appel d’urgence pour la revitalisation des centres-villes se multiplient aux quatre coins du pays, le projet détonne. Et ce encore plus lorsque l’on sait que les communes voisines souffrent de vacance commerciale, et vont bénéficier d’argent public pour redynamiser leur centre-ville.

village de marques-Coutras
Un visuel du cabinet d’architecte Édouard François dévoile à quoi pourraient ressembler le château et son parvis.

Le projet du village de marques de Coutras

Porté par le promoteur Vinci Immobilier, le projet de village de marques de Coutras a connu un coup d’accélérateur à partir du mois de juillet 2017, date à laquelle le conseil municipal a acté la vente des terrains en vue de la réalisation du complexe commercial. Jérôme Cosnard, le maire, se félicite alors de ce projet qui prévoit d’implanter près de l’autoroute A89 une centaine de boutiques, de mode principalement, mais aussi des bureaux, restaurants, food truck, caves à vin… Sur le parvis du village de marques, des manifestations culturelles pourraient s’organiser (spectacles, concerts), “l’objectif étant d’avoir un vrai village qui ne soit pas dédié qu’à la consommation mais qui soit également un lieu culturel, de détente et de divertissement », précise le maire dans un communiqué. Le design du centre de marques, confié à la maison Édouard François, qui a notamment réalisé le « Honfleur Normandy Outlet », s’inspirerait du paysage viticole de la région. Pour couronner le tout, le cabinet d’architecte a dévoilé lors de la présentation du projet le visuel d’un château, qui évoquerait l’ancien château de Coutras, détruit lors de la Révolution.

Les opposants au projet se mobilisent

Si le projet est vu d’un très bon œil par la municipalité de Coutras ainsi que par l’association de commerçants de la ville, Coutras AC’tion, l’accueil n’est pas aussi chaleureux du côté de Libourne. Les commerçants libournais craignant à juste titre que la création d’un mastodonte commercial au sein de leur zone de chalandise porte atteinte à la pérennité des commerçants déjà en place. Ces derniers ont commencé à faire entendre leur désaccord vis-à-vis de ce projet, notamment à travers la page Facebook Opposition au Village des Marques de Coutras. “Le maire de Coutras se targue des 900 emplois qui seront créés, mais c’est oublier ceux qui seront détruits à Libourne et les communes aux alentours », dénonce Lionel Castano, président de l’association des commerçants libournais. Pour appuyer sa démonstration, il met en comparaison les prévisions de chiffre d’affaires du projet de village de marques de Coutras à celui des commerces de sa ville. “De ce que l’on a entendu, le promoteur table sur un chiffre d’affaire annuel de 100 millions d’euros. A Libourne, pour 384 commerces, on en est environ à 75 millions d’euros de recettes. Qu’on ne viennent pas nous dire qu’il n’y aura pas d’impact économique pour les commerçants locaux », s’insurge-t-il.

Le maire de Coutras se targue des 900 emplois qui seront créés, mais c’est oublier ceux qui seront détruits à Libourne et les communes aux alentours »

Pour tenter de rassurer les commerçants libournais, une réunion a été organisée à l’initiative de Vinci Immobilier et de Jérôme Cosnard. “Ils ont voulu nous enfumer en nous expliquant qu’il y aurait des synergies avec les commerçants libournais. Mais quand on leur demande plus de précisions, on n’obtient pas de réponse. De son côté le maire de Coutras s’est engagé à ce qu’il n’y est pas de magasins spécialisés dans la retouche de vêtement au sein du village de marques. Comme ça leurs clients viendront faire l’ourlet de leur pantalon à Libourne. Si ce n’est pas se foutre de notre gueule… », se désole Lionel Castano. Jérôme Cosnard n’en est visiblement pas à son premier coup d’essai. Dans une interview accordée au mois de décembre dernier au journal local Sud Ouest, il avait ainsi expliqué que “si le centre-ville de Libourne ne marche pas, ce n’est pas la faute du Village des marques ».

Lire aussi : La vacance commerciale s’aggrave dans les centres-villes

Depuis l’élu se fait plus discret, pas crainte peut-être de trop s’exposer et de voir le projet capoter, comme cela fut le cas pour le projet voisin de village de marques de St-André-de-Cubzac, annulé suite aux nombreux recours administratifs et l’opposition constante des élus et commerçants de la Métropole bordelaise. Sollicité pour une demande d’interview, le maire de Coutras botte en touche auprès de Vinci Immobilier. Selon les dires de son directeur de cabinet, le promoteur serait plus à même de répondre à nos questions. De son côté, Vinci Immobilier nous répond que “c’est trop prématuré pour nous de nous exprimer sur ce projet ». Silence radio également chez l’association de commerçants Coutras AC’tion, fervente soutien du village de marques pourtant. Le sujet semble sensible donc, d’autant plus qu’entre temps la revitalisation des cœurs de ville est revenue sur le devant de la scène. Le gouvernement vient ainsi de dévoiler la liste des 222 villes retenues pour bénéficier du plan Action Cœur de Ville, qui prévoit de distribuer 5 milliards d’euros de fonds publics pour revitaliser les centres-villes, et permettre notamment un “développement économique et commercial équilibré ». Parmi les heureuses élues, on retrouve justement la ville de Libourne, mais aussi Périgueux, Bergerac et Angoulême, soit les principales villes moyennes aux alentours de Coutras ! Une raison supplémentaire pour que le projet de village de marques ne voit pas le jour selon Marc Nécand, coordinateur du Collectif national de contrôle des centres de marques.

coutras-centre-de-marque
Les villes d’Angoulême, Bergerac, Libourne et Périgueux vont bénéficier de fonds public pour la rénovation de leur centre-ville

C’est un non sens ! On ne peut pas d’un côté décider de distribuer de l’argent public pour dynamiser des centres-villes, et de l’autre autoriser la construction d’un immense complexe commercial qui va porter préjudice aux commerçants de ces centres-villes », s’insurge-t-il. Un avis partagé par Bernadette Hirsh, gérante de trois boutiques de mode et représentante régionale de la Fédération Nationale de l’Habillement, qui défend les intérêts des commerçants du prêt-à-porter. “Accepter un tel projet, cela reviendrait à jeter de l’argent public par les fenêtres, dénonce-t-elle. Il faut arrêter cette hérésie qui consiste à multiplier toujours plus l’offre, le consommateur n’a pas le portefeuille extensible, s’il va acheter chez l’un, cela se fera forcément au détriment d’un autre. Et à ce jeu les perdants sont toujours les indépendants, car ils n’ont pas les moyens d’encaisser ces chocs de trésorerie liés à la volatilité de la clientèle. » Nathalie Laporte, la présidente de la chambre des métiers et de l’artisanat de la Gironde, y est allée aussi de son coup de gueule, fustigeant dans un communiqué le projet de village de marques de Coutras qu’elle décrit comme « un facteur de dévitalisation des centres-villes ».

La CCI lance une étude d’impact

Dans ce contexte tendu, la CCI de Bordeaux-Gironde a décidé de lancer une étude afin de mesurer l’impact d’un tel projet sur l’économie locale, notamment sur les commerces des communes voisines. “Le but sera également de déterminer les possibilités de réussite du village de marques, en prenant en compte les évolutions des pratiques d’achat des consommateurs », ajoute Wolf Stoplner, qui dirige le groupe de travail sur l’urbanisme commercial à la CCI de Bordeaux-Gironde. Les opposants au projet ont quant à eux déjà leur avis sur la question. “N’importe quel personne qui connaît un peu la région vous dira la même chose, ils sont bien trop ambitieux, témoigne Lionel Castano. La seule chose que cela va provoquer c’est un éparpillement de la clientèle sur le territoire. L’unique gagnant dans cette histoire ce sera Vinci, qui a déjà trouvé un exploitant, et encaissera par la suite les recettes liées au péage puisque le projet est situé à côté de l’autoroute...». Une analyse que partage Bernadette Hirsh, familière de la région elle aussi. “Les défenseurs du projet expliquent aujourd’hui que le village de marques pourra compter sur la clientèle touristique de Saint-Emilion, mais ça n’a aucun sens. Les touristes de Saint-Emilion, ils sont là pour le vin, la bonne bouffe, pas pour aller dans un centre de marque », fustige-t-elle.

Lire aussi : Immobilier commercial, une bulle prête à exploser ?

Marc Nécand, en fin connaisseur du sujet, n’y voit pas non plus une issue favorable. La faute a son positionnement géographique trop éloigné de Bordeaux, mais aussi de par le changement des habitudes de consommation, qui a rendu fragile le modèle des villages de marques. A l’image  des difficultés que rencontrent actuellement nombre de distributeurs physiques, notamment les enseignes du secteur de la mode, les plus représentées dans ces villages de marques. “Aujourd’hui lorsque le client veut faire une bonne affaire, son réflexe premier c’est d’aller sur internet, pas de prendre sa voiture et faire 45 minutes de trajet pour se rendre dans un complexe commercial ». Les chiffres sont là pour en attester.« Nous avons effectué un recensement des enseignes dans les centres de marques français entre le 25 janvier et le 2 février 2018, et pour plusieurs d’entre eux nous avons relevé des situations alarmantes : Au Quai des Marques à Franconville, on recense une vingtaine de cellules vides, le Quai des Marques à l’Ile-Saint-Denis compte quant à lui une quinzaine de locaux fermés. La situation est encore plus grave du côté du Marques Avenue de Troyes, où plusieurs bâtiments sont fermés », détaille Marc Nécand. Selon lui, si les constructions de villages de marques se poursuivent, c’est uniquement lié à des motivations financières. “C’est de la spéculation immobilière, rien d’autre. Les complexes commerciaux sont bâtis sur des terrains qui ne valent rien, avec le soutien des élus qui bien souvent financent les infrastructures de transport, décortique-t-il. L’immobilier commercial est donc devenu l’un des investissements les plus attractifs, et de toute façon même si la rentabilité n’est pas à la hauteur, il y aura toujours un repreneur. » A Coutras les faits semblent lui donner raison. L’exploitation du centre de marque a été cédée à l’entreprise autrichienne Im Wind, spécialisée dans les infrastructures énergétiques renouvelables, et qui cherche aujourd’hui à diversifier ses activités.

“L’immobilier commercial est devenu l’un des investissements les plus attractifs, et de toute façon même si la rentabilité n’est pas à la hauteur, il y aura toujours un repreneur »

Les élus locaux complices ?

En attendant les résultats de l’étude d’impact de la CCI, d’ici la rentrée de septembre selon Wolf Stoplner, les élus locaux des communes voisines de Coutras se montrent peu loquaces sur la question. Philippe Buisson, maire de Libourne et Président de la communauté d’agglomération du Libournais, n’a ainsi pas répondu favorablement à notre demande d’interview, prétextant des “contraintes d’emploi du temps ». Et ce alors même que nous ne lui avions fait part d’aucun délai quant à la parution de notre article. Sa directrice de communication préfère nous renvoyer vers Lionel Castano, qui nous explique alors que le maire se rangera derrière la position des commerçants libournais. Au mois de février, Philippe Buisson avait pourtant fait preuve d’un engagement un peu plus explicite via son compte twitter : « Si ce projet doit se faire au détriment des commerces de centre-ville du territoire du Libournais, dont ceux de la ville de Libourne mais pas simplement, alors je mettrai toute mon énergie à ce qu’il ne se fasse pas… » Depuis la discrétion semble être de mise, à l’image des municipalités voisines, qui ont refusé elles aussi de prendre position. A Bergerac, on nous explique ainsi que le maire “n’a pas d’avis particulier sur ce projet ». Du côté de périgueux, notre demande n’aboutit pas non plus.  “Monsieur le Maire tiens à vous informer qu’il n’est pas concerné, ce n’est pas sur sa commune et il ne s’immisce pas dans les dossiers des autres maires », nous répond-t-on. Silence radio du côté d’Angoulême. La coordination des politiques d’urbanisme entre municipalités, réclamée notamment dans le rapport sur la revitalisation des centres-villes, a encore du chemin à faire.

Contactées à plusieurs reprises, les municipalités des alentours de Coutras ont refusé de se positionner sur le projet de village de marques

Pourtant c’est bien l’ensemble du territoire qui est concerné par ce projet de village de marques. Un rapport gouvernemental datant de 2016 mentionnait ainsi Libourne comme faisant partie des 27 communes extrêmement touchées par la désertification commerciale. “Aujourd’hui on commence à peine à sortir la tête de l’eau, la construction du village de marques casserait cette dynamique », s’inquiète Lionel Castano. La situation n’est pas forcément meilleure chez les voisins. Au mois d’octobre 2017, la municipalité de Bergerac a commandé une étude sur la vacance commerciale de son cœur de ville, qui fait ressortir un nombre important de locaux vacants, sans donner plus de précision chiffrée. A Angoulême, un ancien résident a photographié l’été dernier les friches commerciales, au nombre de 88 à l’époque. « Cela m’a effrayé. Et encore, je me suis contenté des principales artères du centre-ville (…) On a l’impression d’une ville à l’abandon », témoigne-t-il. Seul Périgueux affiche un certain dynamisme, avec une vacance commerciale qui se chiffrait tout de même à 8% en fin d’année 2017.

coutras-village-de-marques

Un modèle de société en question

Au delà de la seule sauvegarde des commerces de centres-villes, les opposants au projet mettent aujourd’hui en avant l’incohérence d’un tel projet quant aux nouveaux défis de notre société. “Aujourd’hui on entend parler constamment d’écologie, c’est bien, mais il faut joindre la parole aux actes, revendique Bernadette Hirsh. Parce que pour se rendre au village de marques, le consommateur devra prendre sa voiture. Sans compter que dans ce genre de complexe commercial, les enseignes vendent principalement des produits à prix bas importés d’Asie. » Marc Nécand regrette quant à lui qu’un tel projet puisse encore rencontrer des soutiens, “alors que nous avons bien vu ces dernières années que le discours sur les créations d’emplois est de la poudre aux yeux ». Une analyse partagée à l’heure actuelle par l’immense majorité des experts de l’aménagement commercial, à l’image par exemple d’Olivier Razemon, auteur du livre référence Comment la France a tué ses villes.  “La principale cause de la désertification commerciale des centres-villes est la multiplication des zones commerciales périphériques », certifie ce dernier. Les sénateurs Martial Bourquin (Parti Socialiste) et Rémy Pointereau (Les Républicains) ne s’y sont d’ailleurs pas trompés en mettant clairement l’accent sur la lutte contre le développement de la périphérie dans leur récent projet de loi pour revitaliser le centre-ville.

C’est vraiment cela que l’on veut en France ? Une offre commerciale uniformisée, avec les mêmes enseignes, les mêmes concepts et les mêmes produits que l’on peut retrouver n’importe où ailleurs »

Un combat idéologique qui fait toujours des sceptiques, comme on peut le constater à travers les propos tenus par Marc Prikazsky, aux manettes de la délégation libournaise de la CCI Bordeaux-Gironde, dans une interview accordée en début d’année à Sud Ouest. « Je comprends l’inquiétude des commerçants locaux mais ce projet ne s’opposera pas à eux. Il faut y voir une opportunité. C’est comme dans le golf. Plus de parcours se construisent sur un territoire, plus cela attire des pratiquants. Il faut de la densité. La présence d’un Village des marques n’est pas antinomique avec la bonne forme des commerces locaux. La question, désormais, est de savoir ce que sera vraiment ce Village, quelles enseignes viendront s’y installer. » Difficile pourtant de croire qu’il y aura un suspens sur ce dernier point. Le prix des loyers pratiqués dans ces villages de marques et leur modèle économique basé sur les rabais excluent de facto les commerçants indépendants, hormis quelques exceptions. “C’est vraiment ça que l’on veut en France ? Les mêmes enseignes, les mêmes concepts et les mêmes produits que l’on peut retrouver n’importe où ailleurs », s’interroge Bernadette Hirsh. Pour Marc Nécand, seule la mobilisation des commerçants de la région pourra changer la donne à Coutras. “Au vu des nombreuses incohérences qui entourent le projet, si les commerçants de la région se mobilisent ne serait-ce qu’un minimum pour montrer leur désaccord, le village de marques de devrait pas voir le jour, certifie-t-il. Mais quand on connait la difficulté que l’on peut avoir à mobiliser les indépendants, le combat est encore loin d’être gagné ». Commerçants de la Gironde, vous avez les cartes en main !

  Cet article vous a été offert !
Abonnez-vous et soutenez le média qui défend les commerçants indépendants.

Je m’abonne